INITIATION SELON RENÉ GUENON
L’état primordial et l’apparition de l’initiation
Dans un article du Voile d’Isis d’avril 1934 sur « L’initiation et les métiers », Guénon résume en une page l’apparition de l’initiation rendue nécessaire par suite du déclin cyclique de l’humanité. Envisageant l’histoire humaine d’après les lois cycliques, il affirme que l’homme perdit l’état primordial et cette première perte fut suivie par une obscuration graduelle de sa conscience. Dès lors, écrit notre auteur,
l’initiation devint nécessaire pour permettre à l’homme de retrouver, avec cette conscience, l’état antérieur auquel elle est inhérente ; tel est en effet le premier de ses buts, celui qu’elle se propose le plus immédiatement. Cela, pour être possible implique une transmission remontant, par une « chaîne » ininterrompue, jusqu’à l’état qu’il s’agit de restaurer, et ainsi, de proche en proche, jusqu’à l’« état primordial » lui-même ; et encore, l’initiation ne s’arrêtant pas là, et les « petits mystères » n’étant que la préparation aux « grands mystères », c’est-à-dire à la prise de possession des états supérieurs de l’être, il faut remonter au-delà même des origines de l’humanité. (M, 77)
Autrement dit, suivant la conception guénonienne, chez « l’homme primordial », naturellement proche du Principe, « l’état primordial » était spontané et l’initiation n’avait pas de raison d’être. Apparue dans l’âge sombre, celle-ci est nécessaire en raison de la marche descendante du cycle et de la dégénérescence spirituelle de l’humanité (cf. IRS, 52). Pour Guénon, la fonction de l’initiation est de rétablir dans l’homme l’état primordial, spontané à l’époque paradisiaque, mais qui représente aujourd’hui un haut degré initiatique (AI, 31-32). Comme la Tradition, l’initiation est unique en son essence, bien qu’elle revête des formes et des modalités multiples (AI, 70-71). D’origine non-humaine, elle remonte selon Guénon à l’époque primordiale, à un monde sans temps qui échappe à toute historicité (AI, 57-58). Par la suite, l’initiation a été transmise au cours des âges par le biais de centres initiatiques, rattachés au centre suprême et constitués à son image (AI, 65). Il y a ainsi, de l’état primordial jusqu’à nos jours, une chaîne de transmission régulière et ininterrompue, que Guénon appelle la « chaîne de la tradition » ou la « chaîne initiatique » et qui rattache l’homme, par l’initiation, à la tradition et à l’état primordiaux (FTCC, 66). Aussi, dans l’état actuel de l’humanité, et même dans le monde chrétien (Guénon cite l’exemple de Jacob Böhme), il n’est pas d’autre moyen possible que l’initiation pour accéder à la réalisation de l’état primordial et, par la suite, des états supérieurs (IRS, 52-54 et 57).
De fait, Guénon a insisté sur le fait que l’accès à la connaissance ésotérique ou métaphysique implique le rattachement à une forme traditionnelle spécifique. Dans un article de 1949, il évoque la nécessité « d’une adhésion effective avec toutes les conséquences qu’elle implique, y compris la pratique des rites de cette tradition » (EH, 116). Il ajoute qu’une telle adhésion est la condition pour accéder finalement à la tradition primordiale, qu’il identifie auSanâtana Dharma, lequel est selon lui la source unique de toutes les formes traditionnelles. Après avoir évoqué « un rattachement réel et régulier » à une tradition, il poursuit :
C’est pourtant là le point de départ dont nul ne peut se dispenser, et ce n’est qu’ensuite que chacun pourra, suivant la mesure de ses capacités, chercher à aller plus loin ; il ne s’agit pas là, en effet, de spéculations dans le vide, mais d’une connaissance qui doit être essentiellement ordonnée en vue d’une réalisation spirituelle. C’est seulement par là que, de l’intérieur des traditions, et nous pourrions dire plus exactement encore de leur centre même, si l’on réussit à y parvenir, on peut prendre réellement conscience de ce qui constitue leur unité essentielle et fondamentale, donc atteindre véritablement la pleine connaissance du Sanâtana Dharma. (EH, 116)
L’initiation et la voie initiatique
Pour Guénon, l’initiation est « la transmission d’une influence spirituelle, transmission qui ne peut s’effectuer que par le moyen d’une organisation traditionnelle régulière » (AI, 53). Véhiculée par le rite, la transmission de l’influence spirituelle ne constitue pour l’initié qu’un point de départ. En effet, cette initiation virtuelle doit devenir effective, grâce à un « travail intérieur de réalisation » guidé par un enseignement initiatique et employant essentiellement les symboles et les rites (AI, 198-201). L’initiation conduit l’initié, dont Guénon a souligné par ailleurs les nécessaires qualifications (AI, 96-108), à une mort puis à une naissance initiatiques. Cette seconde naissance est suivie par une seconde mort et une troisième naissance, lorsque l’initié accède aux degrés supra-individuels de son être (AI, 178-181). Dans les Aperçus sur l’initiation, Guénon écrit que « l’initiation, en tant que "seconde naissance", n’est pas autre chose au fond que l’"actualisation", dans l’être humain, du principe même qui, dans la manifestation universelle, apparaît comme l’"Avatâra éternel" » (AI, 301). Cet Avatâra éternel, l’auteur le précise dans une note du même chapitre, n’est pas un Avatâra particulier, mais « le principe même de tous les Avatâras, de même que, au point de vue de la tradition islamique, Er-Rûh el-muhammadiyah est le principe de toutes les manifestations prophétiques, et que ce principe est à l’origine même de la création. » (AI, 300). Dans le chapitre précédent du même ouvrage, Guénon écrit que les expressions « En-Nûr el-muhammadî » et « Er-Rûh el-muhammadiyah » sont équivalentes et désignent « la forme principielle et totale de l’"Homme Universel" » (AI, 295). Grâce à l’actualisation de l’Avatâra opérée par la démarche initiatique, l’homme est rattaché directement à la lumière divine, de nature universelle, et qui n’est autre finalement que le Verbe divin.
Entre 1948 et 1950, Guénon va préciser le rôle du maître ou guru, nécessaire pour rendre l’initiation effective (IRS, 164). Pour être légitime, le guru doit être rattaché à une tradition, dont il est le représentant (IRS, 167-172). Le guru représente le guru intérieur que chaque être porte en lui (IRS, 165, 168). C’est pourquoi, écrit notre auteur, le guru est seulement nécessaire dans les premières étapes de la réalisation spirituelle, jusqu’à ce que soit éveillé le guruintérieur de l’initié. Il ajoute par ailleurs que dans certaines formes d’initiation, il n’y a pas de guru, et le rôle de maître est assuré «par une influence spirituelle effectivement présente » au cours d’un travail initiatique collectif (IRS, 189 et 188).
Guénon envisage par ailleurs la progression initiatique comme une démarche essentiellement technique. Dans une lettre à F. G. Galvao du 24 août 1950, il recommandait d’aller au Mont Athos, « être admis à y résider pendant un certain temps, et gagner suffisamment la confiance des moines pour obtenir de l’un d’eux la transmission et les instructions techniques voulues […] » [1]. Une lettre à Louis Caudron du 30 août 1935 le montre également privilégier plus l’aspect technique de la méthode initiatique que ses implications humaines, psychologiques et subjectives :
Les rites ont une efficacité par eux-mêmes, mais il est bien évident que l’attention et la concentration la renforcent notablement. [2]
Guénon affirme que l’homme doit s’investir dans le processus initiatique, mais il écrit néanmoins que les rites ont « une efficacité par eux-mêmes » et agissent ainsi sur l’être presque indépendamment de ses dispositions intérieures. Un troisième extrait de lettre témoigne également d’une certaine désincarnation de la voie initiatique. À propos de la tariqa fondée et dirigée par Schuon, Guénon écrivait à Louis Caudron le 17 octobre 1950 :
Si j’ai dit autrefois que la tariqa était « le seul aboutissement de mon œuvre » (ce qui du reste était vrai à cette époque), il doit être bien entendu qu’il s’agissait en cela de la tariqa elle-même, ce qui n’a absolument rien à voir avec « l’œuvre de S. A. [Schuon] » ; je pensais encore qu’il devait s’agir d’unetariqa « normale », dans laquelle il n’aurait dû avoir rien d’autre à faire que de remplir la fonction de « transmetteur » et de se conformer strictement à l’enseignement traditionnel, sans introduire aucune innovation ayant un caractère « personnel ».[3]
Il peut sembler, d’après cette lettre, que Guénon envisageait la tariqa comme un cadre initiatique, au sein duquel Schuon n’aurait eu qu’un simple rôle de transmetteur presque interchangeable. Comme dans sa vision des religions, Guénon tend à sous-estimer, sans doute en raison de sa personnalité et de son propre parcours, l’importance du facteur humain et de la personnalité du maître dans les organisations initiatiques. De fait, la démarche initiatique évoquée dans l’œuvre guénonienne apparaît comme un processus quelque peu abstrait, impersonnel, technique et presque « mécanique », tant les problématiques humaines sont passées sous silence ou trop peu explicites.
L’initiation n’est pas la mystique
Dans l’Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, Guénon soulignait déjà la différence qui existe selon lui entre la réalisation métaphysique et les états mystiques, avec des arguments qu’il reprendra par la suite sans les modifier. La réalisation mystique, écrit-il, ne sort pas du domaine religieux et individuel, même si elle est plus qu’une « connaissance simplement théorique » (IGEDH, 147). Dans L’ésotérisme de Dante, il réaffirme encore la différence entre les mystiques et les initiés : les premiers se limitent à l’état édénique, alors que les seconds accèdent aux états supra-individuels (ED, 47). Mais c’est dans ses articles sur l’initiation que Guénon développe plus largement cette différence entre initiation et mystique, en lui consacrant notamment le premier chapitre des Aperçus sur l’initiation (« Voie initiatique et voie mystique »). Dans ce chapitre, il affirme que la mystique est propre à l’Occident chrétien (AI, 15). Incompatible avec la voie initiatique (AI, 14), elle n’appartient qu’à l’exotérisme (AI, 17) et au domaine religieux (AI, 14). Elle se caractérise par la passivité (AI, 14) et – Guénon l’ajoute dans d’autres chapitres du même livre – par la sentimentalité (AI, 21), par l’irrégularité (AI, 32), par des états extatiques (AI, 28) et par une connaissance toujours affectée « par un mélange de sentiment et d’imagination » (AI, 30).
À la mystique, Guénon oppose, tout au long de ses Aperçus sur l’initiation, un processus initiatique méthodique, actif et précis. L’initiation, écrit-il, est active (AI, 17) : elle suppose un contrôle rigoureux et méthodique (AI, 18, 29-30, 213), reposant sur des lois scientifiques et des techniques rigoureuses (AI, 111). Alors que les états mystiques sont passagers, l’initiation, selon lui, est permanente (AI, 112). Dans un article de juin 1947 (« Contemplation directe et contemplation par reflet »), il distingue radicalement la connaissance mystique de la connaissance initiatique. Pour lui, la mystique s’arrête à une étape secondaire, en l’occurrence l’état primordial, et contemple la Réalité divine par reflet à l’intérieur même de cet état et dans les limites de l’individualité humaine. La démarche initiatique, en revanche, dépasserait cette étape pour accéder aux états supra-humains et finalement à l’Identité suprême. Autrement dit, l’initié dépasserait le reflet de l’état primordial, monterait vers Atmâ par le rayon des états supérieurs, et parviendrait à la Source, à l’identité suprême (IRS, 130-135).
Les organisations initiatiques régulières
Dans un chapitre des Aperçus sur l’initiation, publié d’abord comme article en novembre 1932, Guénon affirme avoir effectué, sur les organisations initiatiques, des investigations « en un temps déjà lointain » (AI, 41). Il en conclut formellement que, hormis « la survivance possible de quelques rares groupements d’hermétisme chrétien du moyen âge », seules deux organisation initiatiques occidentales, « si déchues soient-elles », peuvent revendiquer « une origine traditionnelle authentique et une transmission initiatique réelle » : le compagnonnage et la franc-maçonnerie (AI, 41).
Toutefois, dans sa correspondance, Guénon se montre souvent sceptique quant à la valeur initiatique de la franc-maçonnerie. Dans une lettre à Eric Ollivier, datée du 26 septembre 1946, Guénon écrit : « La Maçonnerie et le Compagnonnage peuvent toujours transmettre une initiation virtuelle, mais, dans l’état actuel des choses, il ne faut pas compter y trouver le moindre appui pour aller plus loin, car on n’y soupçonne même pas ce que peut être une réalisation métaphysique. » [4] Cette dernière portion de phrase est d’ailleurs intéressante : Guénon reconnaît que la franc-maçonnerie et le compagnonnage offrent la possibilité de dépasser l’état primordial et d’obtenir une réalisation métaphysique, alors même qu’il affirmait que ces deux organisations initiatiques se limitent aux petits mystères, et donc à l’état édénique [5] Toujours est-il que le principal reproche que notre auteur adresse à l’encontre de la franc-maçonnerie est un défaut de méthode initiatique. Dans une lettre à Louis Caudron du 4 avril 1938, il écrit : « ce qui manque à la Maçonnerie, du fait qu’elle est devenue simplement "spéculative", ce sont en somme les moyens de passer d’une initiation virtuelle (toujours valable comme telle) à une initiation effective » [6]. Dans une lettre précédente, adressée au même correspondant et datée du 15 janvier 1935, il faisait part des difficultés à restaurer « la tradition initiatique occidentale ». Il citait le cas de plusieurs personnes de sa connaissance, qui « ont déjà eu, depuis un certain temps, l’idée de constituer une loge maçonnique ayant un caractère vraiment initiatique, mais elles n’ont pas pu y réussir jusqu’ici », en raison, précise Guénon, du recrutement des premiers éléments et d’autres questions comme celle « du rattachement à une Obédience » [7].
Quant au christianisme occidental, Guénon ne lui reconnaît que des possibilités restreintes. Contrairement à Schuon qui, dans un article de juillet-août 1948, interprétait les sacrements chrétiens comme des rites initiatiques [8], Guénon considère le christianisme comme un simple exotérisme religieux. Néanmoins, en réponse aux « Mystères christiques » de Schuon, il développera en 1949 la thèse d’un christianisme originellement initiatique, mais qui serait devenu « une religion au sens propre de ce mot » au moins à l’époque de Constantin (AEC, 28). Cette thèse, éminemment problématique et bien réfutée par Borella [9], contredit par ailleurs l’affirmation de Guénon, selon laquelle l’exotérisme et l’ésotérisme sont de nature différente (AI, 26-27). En effet, s’il n’existe aucune continuité entre l’exotérisme et l’ésotérisme, qui sont dans le même rapport que le corps et l’esprit selon notre auteur (cf. AI, 75), comment peut-il y avoir transformation d’un ésotérisme en religion ? Quoi qu’il en soit, avant ces considérations nées d’une opposition avec Schuon, Guénon ne voyait de possibilités initiatiques dans le christianisme que dans le cadre de certaines organisations fermées. Dans l’article consacré à la « régularité initiatique » (AI, 41), il limite d’ailleurs considérablement la portée des organisations chrétiennes ayant pu subsister jusqu’à l’époque moderne, puisqu’il parle de « groupements d’hermétisme chrétien ». Or l’hermétisme, dans la perspective guénonienne, ne concerne que des voies menant aux petits mystères.
[…]
De fait, Guénon n’envisage pratiquement que le soufisme comme possibilité initiatique. Dans la première lettre qu’il adresse à Schuon, le 5 juin 1931, il affirme que dans la perspective de l’adhésion à une tradition orientale, « l’Islam est la forme la moins éloignée de l’Occident », en ajoutant qu’elle est « aussi la seule pour laquelle la question d’origine n’a à se poser en aucune façon et ne peut jamais constituer un obstacle. » [10] Dans la même lettre, il exclut le christianisme oriental (Grecs, Coptes, Syriens) : « je ne crois pas qu’il y subsiste grand-chose en fait de compréhension profonde », écrit-il, à l’exception de « quelques vieux moines coptes », mais « retirés en une région presque inaccessible » et qui « n’admettent plus de nouveaux venus parmi eux » [11]. Le 27 juin 1936, dans une lettre à Louis Caudron, Guénon affirme également que « la forme islamique est la seule qui se prête à faire quelque chose en Europe » et avoue n’avoir « jamais beaucoup compté » sur une « restauration initiatique en mode occidental » [12].
QUESTIONS ET PROBLÈMES
Dans une suite d’articles parus respectivement en septembre, novembre et décembre 1932 dans le Voile d’Isis [13], Guénon fait de l’initiation et de l’appartenance à une organisation initiatique une condition sine qua non de l’accès à la réalisation intellectuelle. Toutefois, dans ses textes antérieurs, l’initiation ne revêt pas de caractère obligatoire et n’est même pas mentionnée. Dans Orient et Occident (1924), il écrit que l’étude « vraie et profonde » des doctrines orientales peut réveiller l’intellectualité occidentale (OO, 203) : il n’est pas question d’initiation, mais d’un travail entrepris selon des méthodes d’enseignement orientales (OO, 203). Dans La crise du monde moderne , (1927), il affirme la possibilité que, « parmi ceux en qui domine la tendance contemplative », certains puissent s’élever « à la véritable intuition intellectuelle » sans moyens préparatoires (CMM, 64-65). Là non plus, il n’est pas question d’initiation. En 1929, deux lettres de Guénon adressées à L. Charbonneau-Lassay laissent apparaître qu’à cette époque encore, la question de l’initiation ne revêt pas pour lui le caractère de nécessité qu’elle prendra dès ses articles de 1932. Une lettre, datée du 8 février 1929, évoque la question des organisations chrétiennes (L’Estoile Internelle et la Fraternité du Paraclet), avec lesquelles L. Charbonneau-Lassay était en contact et dont celui-ci avait parlé pour la première fois en 1929. Guénon écrit :
Ce que vous dites de certaines organisations est très curieux ; mais je pense qu’il faudrait distinguer entre celles qui ne sont que mystiques et celles qui ont un caractère vraiment initiatique, car les premières sont beaucoup moins intéressantes que les secondes. Pour le cas de l’« Estoile Internelle », est-il sûr qu’elle remonte réellement jusqu’au XVe siècle par une filiation ininterrompue ? J’ai connu des groupements qui étaient aussi en possession de documents authentiquement anciens, et qui s’en servaient pour se donner comme la continuation légitime des organisations dont émanaient ces documents ; mais, après vérification, il se trouvait que ceux-ci avaient été ramassés n’importe où, de sorte qu’il n’y avait rien de fondé dans ces prétentions. C’est ce qui m’incite à quelque méfiance, peut-être tout à fait injustifiée, du reste, dans le cas dont il s’agit. [14]
On voit Guénon soucieux d’une transmission ininterrompue, et donc d’une régularité initiatique, préoccupation qui transparaît très tôt dans son œuvre publiée. En revanche, son intérêt pour ces organisations paraît quelque peu mitigé et au moins prudent. Surtout, la nécessité de l’initiation n’apparaît pas : Guénon remarque seulement que les organisations initiatiques sont plus intéressantes que les organisations mystiques, sans reconnaître aux premières un caractère de nécessité. Ce caractère en quelque sorte facultatif de l’initiation apparaît encore plus clairement dans une autre lettre de Guénon à L. Charbonneau-Lassay, datée du 11 avril 1929. À la fin de la lettre, après avoir écrit comprendre le point de vue de son correspondant, notre auteur ajoute que « le mien est beaucoup moins "théorique", assurément, mais, d’ailleurs, n’implique pas non plus pour cela le rattachement à un groupement quelconque, d’autant plus que cela est souvent bien inutile. » [15] Guénon entend-il un groupe proprement initiatique ? Sans doute, mais on ne peut l’affirmer de façon certaine.
En automne 1932, en revanche, il publie une série d’articles, dans lesquels il fait de l’initiation une condition impérative. Par la suite, dans ses articles et ses livres comme dans sa correspondance privée, il réitérera cette nécessité de recevoir une influence spirituelle dans le cadre d’une organisation initiatique régulière. Dans une lettre du 29 mars 1936, adressée à Louis Caudron, il écrit que « l’essentiel, c’est le rattachement initiatique et la transmission de l’influence spirituelle ; cela fait, chacun doit surtout travailler par lui-même, et de la façon qui lui convient le mieux, pour rendre effectif ce qui n’est encore que virtuel. » [16] Dans le courant des années 1920, on l’a vu précédemment, Guénon évoquait un « travail » ou une étude approfondie, mais sans faire de l’initiation une condition préalable. Dans un article de janvier-février-mars 1947 sur le rattachement initiatique, il écrit que l’initiation est nécessaire pour passer d’une connaissance théorique à une connaissance réalisée. L’étude des textes, admet Guénon, peut constituer « une partie importante de la préparation doctrinale qui doit normalement précéder toute réalisation ; mais cependant, si celui qui s’y livre ne reçoit par ailleurs aucune initiation, il en restera toujours, quelques dispositions qu’il y apporte, à une connaissance exclusivement théorique, qu’une telle étude, par elle-même, ne permet de dépasser en aucune façon. » (IRS, 61). Ce passage semble contredire directement les passages cités plus haut de Orient et Occident (203) et surtout de La crise du monde moderne (64-65), dans lesquels il reconnaissait la possibilité d’accéder directement à l’intuition intellectuelle à travers l’étude des textes traditionnels. Et pour lui, cette intuition intellectuelle, il faut le rappeler, s’identifie à la connaissance, comme il l’écrivait en 1921 déjà dans l’Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues (144-145).
Il apparaît bien, au vu des documents cités, que Guénon a bel et bien changé d’optique sur la question du rattachement initiatique. Lui-même affirmait au contraire n’avoir jamais varié de position. Il entendait le démontrer en décembre 1933 par la publication dans le Voile d’Isis d’un article paru vingt ans plus tôt, en janvier 1913, dans la revue Le Symbolisme. Cet article, repris par la suite dans les Aperçus sur l’initiation, traite de « L’enseignement initiatique ». En préambule de sa réimpression, Guénon écrit qu’il n’a pas modifié l’article : et cette reproduction, ajoute-t-il, « […] montrera en même temps que, quoi que puissent imaginer certains, qui jugent trop facilement d’après eux-mêmes, notre façon d’envisager ces choses n’a jamais varié. » (ACR, 31). Or, si cet article évoque bel et bien la nature de l’enseignement initiatique et le rôle des symboles dans l’initiation, on n’y trouve nulle part l’affirmation d’une nécessité d’un rattachement initiatique. Ce qui tend à montrer que pendant longtemps, au moins jusqu’au début des années 1930, Guénon a considéré l’initiation comme une possibilité importante, certes, mais nullement obligatoire et impérative et qu’il n’a pour ainsi dire pas évoquée.
[…]
De ce parcours, on retiendra que Guénon, antérieurement à ses textes des années 1930 sur l’initiation, semble surtout préoccupé par une méthode de réalisation intellectuelle ou par le travail « intérieur », non par le rattachement initiatique en tant que tel, bien qu’il montre dès ses premiers textes un souci clair et constant de la régularité et de la qualité « initiatiques » des organisations existantes. Cet accent porté sur un travail solitaire n’était pas étranger au milieu de La Gnose . Dans Les enseignements secrets de la Gnose d’Albert de Pouvourville et de Léon Champrenaud (1907), on peut lire que l’être doit se libérer à travers une « méthode d’ascèse » et un « travail personnel » (p. 60), par une « méthode morale » (p. 61), à travers l’étude des textes sacrés sur le plan intellectuel (p. 62), et grâce à « la méditation mystique et intuitive » sur le plan spirituel (p. 62). On peut reconnaître là quelques traits de ce que Guénon lui-même évoquait : l’accès à l’intuition intellectuelle par le biais d’une étude profonde des textes et un travail personnel, sur lequel notre auteur ne s’est guère expliqué, mais qui n’était pas présenté (au moins avant 1932) comme nécessitant un rattachement initiatique.
Notes
[1] Cité dans Pierre-Marie Sigaud (éd.), René Guénon , Lausanne, L’Âge d’Homme, Les dossiers H, 1984, p. 293.
[2] Dans Soufisme d’Orient et d’Occident. Numéro spécial René Guénon , n°6, Paris, Albouraq, 2001, p. 29.
[3] Dans Soufisme d’Orient et d’Occident. Numéro spécial René Guénon , n°6, 2001, p. 46.
[4] Cité dans Pierre-Marie Sigaud (éd.), René Guénon , « Les Dossiers H », p. 296.
[5] Deux autres textes de Guénon suggèrent pareillement la possibilité, pour un être engagé dans une voie limitée aux « petits mystères », de dépasser néanmoins l’état primordial : dans L’homme et son devenir selon le Vêdânta, où il écrit que les Kshatriyas (guerriers) « ont développé de préférence l’étude » de l’état primordial et les différents états supra-individuels (HDV, 175), et dans un article consacré au métier, c’est-à-dire à une voie artisanale (« L’initiation et les métiers », Voile d’Isis , avril 1934, in M, 77).
[6] Dans Soufisme d’Orient et d’Occident. Numéro spécial René Guénon , n°6, 2001, p. 41.
[7] Dans Soufisme d’Orient et d’Occident. Numéro spécial René Guénon , n°6, 2001, p. 26.
[8] « Mystères christiques », dans Patrick Laude et Jean-Baptiste Aymard (éds.), Frithjof Schuon, Lausanne, L’Âge d’Homme, Les Dossiers H, 2002, p. 432-439.
[9] Dans son livre Ésotérisme guénonien et mystère chrétien, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1997.
[10] Dans Patrick Laude et Jean-Baptiste Aymard (éds.), Frithjof Schuon, Les Dossiers H, p. 460.
[11] Ibid. , p. 460.
[12] Dans Soufisme d’Orient et d’Occident. Numéro spécial René Guénon , n°6, 2001, p. 37.
[13] Il s’agit des articles suivants, repris par la suite dans les Aperçus sur l’initiation : « Des conditions de l’initiation » (AI, 29-34), « De la régularité initiatique » (AI, 35-42) et « De la transmission initiatique » (AI, 53-60).
[14] Dans Pierluigi Zoccatelli, Le lièvre qui rumine. Autour de René Guénon, Louis Charbonneau-Lassay et la Fraternité du Paraclet, Milan, Archè, 1999, p. 50-51.
[15] Dans ibid., p. 60.
[16] Dans Soufisme d’Orient et d’Occident. Numéro spécial René Guénon , n°6, 2001, p. 36.
Abréviations des livres de René Guénon
ACR I – Articles et comptes rendus, Tome I
AEC – Aperçus sur l’ésotérisme chrétien
AEIT – Aperçus sur l’ésotérisme islamique et le Taoïsme
AI – Aperçus sur l’initiation
ASPT – Autorité spirituelle et pouvoir temporel
CMM – La crise du monde moderne
CR – Comptes rendus
ED – L’ésotérisme de Dante
EFMC I et EFMC II – Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, Tome I et Tome II
EH – Études sur l’Hindouisme
EME – Les états multiples de l’être
ER – Écrits pour Regnabit
ES – L’erreur spirite
FTCC – Formes traditionnelles et cycles cosmiques
GT – La grande Triade
HDV – L’homme et son devenir selon le Vêdânta
IGEDH – Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues
IRS – Initiation et réalisation spirituelle
M – Mélanges
MO – La métaphysique orientale
OO – Orient et Occident
RM – Le Roi du monde
RQST – Le règne de la quantité et les signes des temps
SB – Saint Bernard
SC – Le symbolisme de la croix
SSS – Symboles de la science sacrée
T – Le Théosophisme. Histoire d’une pseudo-religion
Extrait de Patrick Ringgenberg, Diversité et unité des religions chez René Guénon et Frithjof Schuon, Paris, L'Harmattan, 2009, p. 118-132.
L’état primordial et l’apparition de l’initiation
Dans un article du Voile d’Isis d’avril 1934 sur « L’initiation et les métiers », Guénon résume en une page l’apparition de l’initiation rendue nécessaire par suite du déclin cyclique de l’humanité. Envisageant l’histoire humaine d’après les lois cycliques, il affirme que l’homme perdit l’état primordial et cette première perte fut suivie par une obscuration graduelle de sa conscience. Dès lors, écrit notre auteur,
l’initiation devint nécessaire pour permettre à l’homme de retrouver, avec cette conscience, l’état antérieur auquel elle est inhérente ; tel est en effet le premier de ses buts, celui qu’elle se propose le plus immédiatement. Cela, pour être possible implique une transmission remontant, par une « chaîne » ininterrompue, jusqu’à l’état qu’il s’agit de restaurer, et ainsi, de proche en proche, jusqu’à l’« état primordial » lui-même ; et encore, l’initiation ne s’arrêtant pas là, et les « petits mystères » n’étant que la préparation aux « grands mystères », c’est-à-dire à la prise de possession des états supérieurs de l’être, il faut remonter au-delà même des origines de l’humanité. (M, 77)
Autrement dit, suivant la conception guénonienne, chez « l’homme primordial », naturellement proche du Principe, « l’état primordial » était spontané et l’initiation n’avait pas de raison d’être. Apparue dans l’âge sombre, celle-ci est nécessaire en raison de la marche descendante du cycle et de la dégénérescence spirituelle de l’humanité (cf. IRS, 52). Pour Guénon, la fonction de l’initiation est de rétablir dans l’homme l’état primordial, spontané à l’époque paradisiaque, mais qui représente aujourd’hui un haut degré initiatique (AI, 31-32). Comme la Tradition, l’initiation est unique en son essence, bien qu’elle revête des formes et des modalités multiples (AI, 70-71). D’origine non-humaine, elle remonte selon Guénon à l’époque primordiale, à un monde sans temps qui échappe à toute historicité (AI, 57-58). Par la suite, l’initiation a été transmise au cours des âges par le biais de centres initiatiques, rattachés au centre suprême et constitués à son image (AI, 65). Il y a ainsi, de l’état primordial jusqu’à nos jours, une chaîne de transmission régulière et ininterrompue, que Guénon appelle la « chaîne de la tradition » ou la « chaîne initiatique » et qui rattache l’homme, par l’initiation, à la tradition et à l’état primordiaux (FTCC, 66). Aussi, dans l’état actuel de l’humanité, et même dans le monde chrétien (Guénon cite l’exemple de Jacob Böhme), il n’est pas d’autre moyen possible que l’initiation pour accéder à la réalisation de l’état primordial et, par la suite, des états supérieurs (IRS, 52-54 et 57).
De fait, Guénon a insisté sur le fait que l’accès à la connaissance ésotérique ou métaphysique implique le rattachement à une forme traditionnelle spécifique. Dans un article de 1949, il évoque la nécessité « d’une adhésion effective avec toutes les conséquences qu’elle implique, y compris la pratique des rites de cette tradition » (EH, 116). Il ajoute qu’une telle adhésion est la condition pour accéder finalement à la tradition primordiale, qu’il identifie auSanâtana Dharma, lequel est selon lui la source unique de toutes les formes traditionnelles. Après avoir évoqué « un rattachement réel et régulier » à une tradition, il poursuit :
C’est pourtant là le point de départ dont nul ne peut se dispenser, et ce n’est qu’ensuite que chacun pourra, suivant la mesure de ses capacités, chercher à aller plus loin ; il ne s’agit pas là, en effet, de spéculations dans le vide, mais d’une connaissance qui doit être essentiellement ordonnée en vue d’une réalisation spirituelle. C’est seulement par là que, de l’intérieur des traditions, et nous pourrions dire plus exactement encore de leur centre même, si l’on réussit à y parvenir, on peut prendre réellement conscience de ce qui constitue leur unité essentielle et fondamentale, donc atteindre véritablement la pleine connaissance du Sanâtana Dharma. (EH, 116)
L’initiation et la voie initiatique
Pour Guénon, l’initiation est « la transmission d’une influence spirituelle, transmission qui ne peut s’effectuer que par le moyen d’une organisation traditionnelle régulière » (AI, 53). Véhiculée par le rite, la transmission de l’influence spirituelle ne constitue pour l’initié qu’un point de départ. En effet, cette initiation virtuelle doit devenir effective, grâce à un « travail intérieur de réalisation » guidé par un enseignement initiatique et employant essentiellement les symboles et les rites (AI, 198-201). L’initiation conduit l’initié, dont Guénon a souligné par ailleurs les nécessaires qualifications (AI, 96-108), à une mort puis à une naissance initiatiques. Cette seconde naissance est suivie par une seconde mort et une troisième naissance, lorsque l’initié accède aux degrés supra-individuels de son être (AI, 178-181). Dans les Aperçus sur l’initiation, Guénon écrit que « l’initiation, en tant que "seconde naissance", n’est pas autre chose au fond que l’"actualisation", dans l’être humain, du principe même qui, dans la manifestation universelle, apparaît comme l’"Avatâra éternel" » (AI, 301). Cet Avatâra éternel, l’auteur le précise dans une note du même chapitre, n’est pas un Avatâra particulier, mais « le principe même de tous les Avatâras, de même que, au point de vue de la tradition islamique, Er-Rûh el-muhammadiyah est le principe de toutes les manifestations prophétiques, et que ce principe est à l’origine même de la création. » (AI, 300). Dans le chapitre précédent du même ouvrage, Guénon écrit que les expressions « En-Nûr el-muhammadî » et « Er-Rûh el-muhammadiyah » sont équivalentes et désignent « la forme principielle et totale de l’"Homme Universel" » (AI, 295). Grâce à l’actualisation de l’Avatâra opérée par la démarche initiatique, l’homme est rattaché directement à la lumière divine, de nature universelle, et qui n’est autre finalement que le Verbe divin.
Entre 1948 et 1950, Guénon va préciser le rôle du maître ou guru, nécessaire pour rendre l’initiation effective (IRS, 164). Pour être légitime, le guru doit être rattaché à une tradition, dont il est le représentant (IRS, 167-172). Le guru représente le guru intérieur que chaque être porte en lui (IRS, 165, 168). C’est pourquoi, écrit notre auteur, le guru est seulement nécessaire dans les premières étapes de la réalisation spirituelle, jusqu’à ce que soit éveillé le guruintérieur de l’initié. Il ajoute par ailleurs que dans certaines formes d’initiation, il n’y a pas de guru, et le rôle de maître est assuré «par une influence spirituelle effectivement présente » au cours d’un travail initiatique collectif (IRS, 189 et 188).
Guénon envisage par ailleurs la progression initiatique comme une démarche essentiellement technique. Dans une lettre à F. G. Galvao du 24 août 1950, il recommandait d’aller au Mont Athos, « être admis à y résider pendant un certain temps, et gagner suffisamment la confiance des moines pour obtenir de l’un d’eux la transmission et les instructions techniques voulues […] » [1]. Une lettre à Louis Caudron du 30 août 1935 le montre également privilégier plus l’aspect technique de la méthode initiatique que ses implications humaines, psychologiques et subjectives :
Les rites ont une efficacité par eux-mêmes, mais il est bien évident que l’attention et la concentration la renforcent notablement. [2]
Guénon affirme que l’homme doit s’investir dans le processus initiatique, mais il écrit néanmoins que les rites ont « une efficacité par eux-mêmes » et agissent ainsi sur l’être presque indépendamment de ses dispositions intérieures. Un troisième extrait de lettre témoigne également d’une certaine désincarnation de la voie initiatique. À propos de la tariqa fondée et dirigée par Schuon, Guénon écrivait à Louis Caudron le 17 octobre 1950 :
Si j’ai dit autrefois que la tariqa était « le seul aboutissement de mon œuvre » (ce qui du reste était vrai à cette époque), il doit être bien entendu qu’il s’agissait en cela de la tariqa elle-même, ce qui n’a absolument rien à voir avec « l’œuvre de S. A. [Schuon] » ; je pensais encore qu’il devait s’agir d’unetariqa « normale », dans laquelle il n’aurait dû avoir rien d’autre à faire que de remplir la fonction de « transmetteur » et de se conformer strictement à l’enseignement traditionnel, sans introduire aucune innovation ayant un caractère « personnel ».[3]
Il peut sembler, d’après cette lettre, que Guénon envisageait la tariqa comme un cadre initiatique, au sein duquel Schuon n’aurait eu qu’un simple rôle de transmetteur presque interchangeable. Comme dans sa vision des religions, Guénon tend à sous-estimer, sans doute en raison de sa personnalité et de son propre parcours, l’importance du facteur humain et de la personnalité du maître dans les organisations initiatiques. De fait, la démarche initiatique évoquée dans l’œuvre guénonienne apparaît comme un processus quelque peu abstrait, impersonnel, technique et presque « mécanique », tant les problématiques humaines sont passées sous silence ou trop peu explicites.
L’initiation n’est pas la mystique
Dans l’Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, Guénon soulignait déjà la différence qui existe selon lui entre la réalisation métaphysique et les états mystiques, avec des arguments qu’il reprendra par la suite sans les modifier. La réalisation mystique, écrit-il, ne sort pas du domaine religieux et individuel, même si elle est plus qu’une « connaissance simplement théorique » (IGEDH, 147). Dans L’ésotérisme de Dante, il réaffirme encore la différence entre les mystiques et les initiés : les premiers se limitent à l’état édénique, alors que les seconds accèdent aux états supra-individuels (ED, 47). Mais c’est dans ses articles sur l’initiation que Guénon développe plus largement cette différence entre initiation et mystique, en lui consacrant notamment le premier chapitre des Aperçus sur l’initiation (« Voie initiatique et voie mystique »). Dans ce chapitre, il affirme que la mystique est propre à l’Occident chrétien (AI, 15). Incompatible avec la voie initiatique (AI, 14), elle n’appartient qu’à l’exotérisme (AI, 17) et au domaine religieux (AI, 14). Elle se caractérise par la passivité (AI, 14) et – Guénon l’ajoute dans d’autres chapitres du même livre – par la sentimentalité (AI, 21), par l’irrégularité (AI, 32), par des états extatiques (AI, 28) et par une connaissance toujours affectée « par un mélange de sentiment et d’imagination » (AI, 30).
À la mystique, Guénon oppose, tout au long de ses Aperçus sur l’initiation, un processus initiatique méthodique, actif et précis. L’initiation, écrit-il, est active (AI, 17) : elle suppose un contrôle rigoureux et méthodique (AI, 18, 29-30, 213), reposant sur des lois scientifiques et des techniques rigoureuses (AI, 111). Alors que les états mystiques sont passagers, l’initiation, selon lui, est permanente (AI, 112). Dans un article de juin 1947 (« Contemplation directe et contemplation par reflet »), il distingue radicalement la connaissance mystique de la connaissance initiatique. Pour lui, la mystique s’arrête à une étape secondaire, en l’occurrence l’état primordial, et contemple la Réalité divine par reflet à l’intérieur même de cet état et dans les limites de l’individualité humaine. La démarche initiatique, en revanche, dépasserait cette étape pour accéder aux états supra-humains et finalement à l’Identité suprême. Autrement dit, l’initié dépasserait le reflet de l’état primordial, monterait vers Atmâ par le rayon des états supérieurs, et parviendrait à la Source, à l’identité suprême (IRS, 130-135).
Les organisations initiatiques régulières
Dans un chapitre des Aperçus sur l’initiation, publié d’abord comme article en novembre 1932, Guénon affirme avoir effectué, sur les organisations initiatiques, des investigations « en un temps déjà lointain » (AI, 41). Il en conclut formellement que, hormis « la survivance possible de quelques rares groupements d’hermétisme chrétien du moyen âge », seules deux organisation initiatiques occidentales, « si déchues soient-elles », peuvent revendiquer « une origine traditionnelle authentique et une transmission initiatique réelle » : le compagnonnage et la franc-maçonnerie (AI, 41).
Toutefois, dans sa correspondance, Guénon se montre souvent sceptique quant à la valeur initiatique de la franc-maçonnerie. Dans une lettre à Eric Ollivier, datée du 26 septembre 1946, Guénon écrit : « La Maçonnerie et le Compagnonnage peuvent toujours transmettre une initiation virtuelle, mais, dans l’état actuel des choses, il ne faut pas compter y trouver le moindre appui pour aller plus loin, car on n’y soupçonne même pas ce que peut être une réalisation métaphysique. » [4] Cette dernière portion de phrase est d’ailleurs intéressante : Guénon reconnaît que la franc-maçonnerie et le compagnonnage offrent la possibilité de dépasser l’état primordial et d’obtenir une réalisation métaphysique, alors même qu’il affirmait que ces deux organisations initiatiques se limitent aux petits mystères, et donc à l’état édénique [5] Toujours est-il que le principal reproche que notre auteur adresse à l’encontre de la franc-maçonnerie est un défaut de méthode initiatique. Dans une lettre à Louis Caudron du 4 avril 1938, il écrit : « ce qui manque à la Maçonnerie, du fait qu’elle est devenue simplement "spéculative", ce sont en somme les moyens de passer d’une initiation virtuelle (toujours valable comme telle) à une initiation effective » [6]. Dans une lettre précédente, adressée au même correspondant et datée du 15 janvier 1935, il faisait part des difficultés à restaurer « la tradition initiatique occidentale ». Il citait le cas de plusieurs personnes de sa connaissance, qui « ont déjà eu, depuis un certain temps, l’idée de constituer une loge maçonnique ayant un caractère vraiment initiatique, mais elles n’ont pas pu y réussir jusqu’ici », en raison, précise Guénon, du recrutement des premiers éléments et d’autres questions comme celle « du rattachement à une Obédience » [7].
Quant au christianisme occidental, Guénon ne lui reconnaît que des possibilités restreintes. Contrairement à Schuon qui, dans un article de juillet-août 1948, interprétait les sacrements chrétiens comme des rites initiatiques [8], Guénon considère le christianisme comme un simple exotérisme religieux. Néanmoins, en réponse aux « Mystères christiques » de Schuon, il développera en 1949 la thèse d’un christianisme originellement initiatique, mais qui serait devenu « une religion au sens propre de ce mot » au moins à l’époque de Constantin (AEC, 28). Cette thèse, éminemment problématique et bien réfutée par Borella [9], contredit par ailleurs l’affirmation de Guénon, selon laquelle l’exotérisme et l’ésotérisme sont de nature différente (AI, 26-27). En effet, s’il n’existe aucune continuité entre l’exotérisme et l’ésotérisme, qui sont dans le même rapport que le corps et l’esprit selon notre auteur (cf. AI, 75), comment peut-il y avoir transformation d’un ésotérisme en religion ? Quoi qu’il en soit, avant ces considérations nées d’une opposition avec Schuon, Guénon ne voyait de possibilités initiatiques dans le christianisme que dans le cadre de certaines organisations fermées. Dans l’article consacré à la « régularité initiatique » (AI, 41), il limite d’ailleurs considérablement la portée des organisations chrétiennes ayant pu subsister jusqu’à l’époque moderne, puisqu’il parle de « groupements d’hermétisme chrétien ». Or l’hermétisme, dans la perspective guénonienne, ne concerne que des voies menant aux petits mystères.
[…]
De fait, Guénon n’envisage pratiquement que le soufisme comme possibilité initiatique. Dans la première lettre qu’il adresse à Schuon, le 5 juin 1931, il affirme que dans la perspective de l’adhésion à une tradition orientale, « l’Islam est la forme la moins éloignée de l’Occident », en ajoutant qu’elle est « aussi la seule pour laquelle la question d’origine n’a à se poser en aucune façon et ne peut jamais constituer un obstacle. » [10] Dans la même lettre, il exclut le christianisme oriental (Grecs, Coptes, Syriens) : « je ne crois pas qu’il y subsiste grand-chose en fait de compréhension profonde », écrit-il, à l’exception de « quelques vieux moines coptes », mais « retirés en une région presque inaccessible » et qui « n’admettent plus de nouveaux venus parmi eux » [11]. Le 27 juin 1936, dans une lettre à Louis Caudron, Guénon affirme également que « la forme islamique est la seule qui se prête à faire quelque chose en Europe » et avoue n’avoir « jamais beaucoup compté » sur une « restauration initiatique en mode occidental » [12].
QUESTIONS ET PROBLÈMES
Dans une suite d’articles parus respectivement en septembre, novembre et décembre 1932 dans le Voile d’Isis [13], Guénon fait de l’initiation et de l’appartenance à une organisation initiatique une condition sine qua non de l’accès à la réalisation intellectuelle. Toutefois, dans ses textes antérieurs, l’initiation ne revêt pas de caractère obligatoire et n’est même pas mentionnée. Dans Orient et Occident (1924), il écrit que l’étude « vraie et profonde » des doctrines orientales peut réveiller l’intellectualité occidentale (OO, 203) : il n’est pas question d’initiation, mais d’un travail entrepris selon des méthodes d’enseignement orientales (OO, 203). Dans La crise du monde moderne , (1927), il affirme la possibilité que, « parmi ceux en qui domine la tendance contemplative », certains puissent s’élever « à la véritable intuition intellectuelle » sans moyens préparatoires (CMM, 64-65). Là non plus, il n’est pas question d’initiation. En 1929, deux lettres de Guénon adressées à L. Charbonneau-Lassay laissent apparaître qu’à cette époque encore, la question de l’initiation ne revêt pas pour lui le caractère de nécessité qu’elle prendra dès ses articles de 1932. Une lettre, datée du 8 février 1929, évoque la question des organisations chrétiennes (L’Estoile Internelle et la Fraternité du Paraclet), avec lesquelles L. Charbonneau-Lassay était en contact et dont celui-ci avait parlé pour la première fois en 1929. Guénon écrit :
Ce que vous dites de certaines organisations est très curieux ; mais je pense qu’il faudrait distinguer entre celles qui ne sont que mystiques et celles qui ont un caractère vraiment initiatique, car les premières sont beaucoup moins intéressantes que les secondes. Pour le cas de l’« Estoile Internelle », est-il sûr qu’elle remonte réellement jusqu’au XVe siècle par une filiation ininterrompue ? J’ai connu des groupements qui étaient aussi en possession de documents authentiquement anciens, et qui s’en servaient pour se donner comme la continuation légitime des organisations dont émanaient ces documents ; mais, après vérification, il se trouvait que ceux-ci avaient été ramassés n’importe où, de sorte qu’il n’y avait rien de fondé dans ces prétentions. C’est ce qui m’incite à quelque méfiance, peut-être tout à fait injustifiée, du reste, dans le cas dont il s’agit. [14]
On voit Guénon soucieux d’une transmission ininterrompue, et donc d’une régularité initiatique, préoccupation qui transparaît très tôt dans son œuvre publiée. En revanche, son intérêt pour ces organisations paraît quelque peu mitigé et au moins prudent. Surtout, la nécessité de l’initiation n’apparaît pas : Guénon remarque seulement que les organisations initiatiques sont plus intéressantes que les organisations mystiques, sans reconnaître aux premières un caractère de nécessité. Ce caractère en quelque sorte facultatif de l’initiation apparaît encore plus clairement dans une autre lettre de Guénon à L. Charbonneau-Lassay, datée du 11 avril 1929. À la fin de la lettre, après avoir écrit comprendre le point de vue de son correspondant, notre auteur ajoute que « le mien est beaucoup moins "théorique", assurément, mais, d’ailleurs, n’implique pas non plus pour cela le rattachement à un groupement quelconque, d’autant plus que cela est souvent bien inutile. » [15] Guénon entend-il un groupe proprement initiatique ? Sans doute, mais on ne peut l’affirmer de façon certaine.
En automne 1932, en revanche, il publie une série d’articles, dans lesquels il fait de l’initiation une condition impérative. Par la suite, dans ses articles et ses livres comme dans sa correspondance privée, il réitérera cette nécessité de recevoir une influence spirituelle dans le cadre d’une organisation initiatique régulière. Dans une lettre du 29 mars 1936, adressée à Louis Caudron, il écrit que « l’essentiel, c’est le rattachement initiatique et la transmission de l’influence spirituelle ; cela fait, chacun doit surtout travailler par lui-même, et de la façon qui lui convient le mieux, pour rendre effectif ce qui n’est encore que virtuel. » [16] Dans le courant des années 1920, on l’a vu précédemment, Guénon évoquait un « travail » ou une étude approfondie, mais sans faire de l’initiation une condition préalable. Dans un article de janvier-février-mars 1947 sur le rattachement initiatique, il écrit que l’initiation est nécessaire pour passer d’une connaissance théorique à une connaissance réalisée. L’étude des textes, admet Guénon, peut constituer « une partie importante de la préparation doctrinale qui doit normalement précéder toute réalisation ; mais cependant, si celui qui s’y livre ne reçoit par ailleurs aucune initiation, il en restera toujours, quelques dispositions qu’il y apporte, à une connaissance exclusivement théorique, qu’une telle étude, par elle-même, ne permet de dépasser en aucune façon. » (IRS, 61). Ce passage semble contredire directement les passages cités plus haut de Orient et Occident (203) et surtout de La crise du monde moderne (64-65), dans lesquels il reconnaissait la possibilité d’accéder directement à l’intuition intellectuelle à travers l’étude des textes traditionnels. Et pour lui, cette intuition intellectuelle, il faut le rappeler, s’identifie à la connaissance, comme il l’écrivait en 1921 déjà dans l’Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues (144-145).
Il apparaît bien, au vu des documents cités, que Guénon a bel et bien changé d’optique sur la question du rattachement initiatique. Lui-même affirmait au contraire n’avoir jamais varié de position. Il entendait le démontrer en décembre 1933 par la publication dans le Voile d’Isis d’un article paru vingt ans plus tôt, en janvier 1913, dans la revue Le Symbolisme. Cet article, repris par la suite dans les Aperçus sur l’initiation, traite de « L’enseignement initiatique ». En préambule de sa réimpression, Guénon écrit qu’il n’a pas modifié l’article : et cette reproduction, ajoute-t-il, « […] montrera en même temps que, quoi que puissent imaginer certains, qui jugent trop facilement d’après eux-mêmes, notre façon d’envisager ces choses n’a jamais varié. » (ACR, 31). Or, si cet article évoque bel et bien la nature de l’enseignement initiatique et le rôle des symboles dans l’initiation, on n’y trouve nulle part l’affirmation d’une nécessité d’un rattachement initiatique. Ce qui tend à montrer que pendant longtemps, au moins jusqu’au début des années 1930, Guénon a considéré l’initiation comme une possibilité importante, certes, mais nullement obligatoire et impérative et qu’il n’a pour ainsi dire pas évoquée.
[…]
De ce parcours, on retiendra que Guénon, antérieurement à ses textes des années 1930 sur l’initiation, semble surtout préoccupé par une méthode de réalisation intellectuelle ou par le travail « intérieur », non par le rattachement initiatique en tant que tel, bien qu’il montre dès ses premiers textes un souci clair et constant de la régularité et de la qualité « initiatiques » des organisations existantes. Cet accent porté sur un travail solitaire n’était pas étranger au milieu de La Gnose . Dans Les enseignements secrets de la Gnose d’Albert de Pouvourville et de Léon Champrenaud (1907), on peut lire que l’être doit se libérer à travers une « méthode d’ascèse » et un « travail personnel » (p. 60), par une « méthode morale » (p. 61), à travers l’étude des textes sacrés sur le plan intellectuel (p. 62), et grâce à « la méditation mystique et intuitive » sur le plan spirituel (p. 62). On peut reconnaître là quelques traits de ce que Guénon lui-même évoquait : l’accès à l’intuition intellectuelle par le biais d’une étude profonde des textes et un travail personnel, sur lequel notre auteur ne s’est guère expliqué, mais qui n’était pas présenté (au moins avant 1932) comme nécessitant un rattachement initiatique.
Notes
[1] Cité dans Pierre-Marie Sigaud (éd.), René Guénon , Lausanne, L’Âge d’Homme, Les dossiers H, 1984, p. 293.
[2] Dans Soufisme d’Orient et d’Occident. Numéro spécial René Guénon , n°6, Paris, Albouraq, 2001, p. 29.
[3] Dans Soufisme d’Orient et d’Occident. Numéro spécial René Guénon , n°6, 2001, p. 46.
[4] Cité dans Pierre-Marie Sigaud (éd.), René Guénon , « Les Dossiers H », p. 296.
[5] Deux autres textes de Guénon suggèrent pareillement la possibilité, pour un être engagé dans une voie limitée aux « petits mystères », de dépasser néanmoins l’état primordial : dans L’homme et son devenir selon le Vêdânta, où il écrit que les Kshatriyas (guerriers) « ont développé de préférence l’étude » de l’état primordial et les différents états supra-individuels (HDV, 175), et dans un article consacré au métier, c’est-à-dire à une voie artisanale (« L’initiation et les métiers », Voile d’Isis , avril 1934, in M, 77).
[6] Dans Soufisme d’Orient et d’Occident. Numéro spécial René Guénon , n°6, 2001, p. 41.
[7] Dans Soufisme d’Orient et d’Occident. Numéro spécial René Guénon , n°6, 2001, p. 26.
[8] « Mystères christiques », dans Patrick Laude et Jean-Baptiste Aymard (éds.), Frithjof Schuon, Lausanne, L’Âge d’Homme, Les Dossiers H, 2002, p. 432-439.
[9] Dans son livre Ésotérisme guénonien et mystère chrétien, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1997.
[10] Dans Patrick Laude et Jean-Baptiste Aymard (éds.), Frithjof Schuon, Les Dossiers H, p. 460.
[11] Ibid. , p. 460.
[12] Dans Soufisme d’Orient et d’Occident. Numéro spécial René Guénon , n°6, 2001, p. 37.
[13] Il s’agit des articles suivants, repris par la suite dans les Aperçus sur l’initiation : « Des conditions de l’initiation » (AI, 29-34), « De la régularité initiatique » (AI, 35-42) et « De la transmission initiatique » (AI, 53-60).
[14] Dans Pierluigi Zoccatelli, Le lièvre qui rumine. Autour de René Guénon, Louis Charbonneau-Lassay et la Fraternité du Paraclet, Milan, Archè, 1999, p. 50-51.
[15] Dans ibid., p. 60.
[16] Dans Soufisme d’Orient et d’Occident. Numéro spécial René Guénon , n°6, 2001, p. 36.
Abréviations des livres de René Guénon
ACR I – Articles et comptes rendus, Tome I
AEC – Aperçus sur l’ésotérisme chrétien
AEIT – Aperçus sur l’ésotérisme islamique et le Taoïsme
AI – Aperçus sur l’initiation
ASPT – Autorité spirituelle et pouvoir temporel
CMM – La crise du monde moderne
CR – Comptes rendus
ED – L’ésotérisme de Dante
EFMC I et EFMC II – Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, Tome I et Tome II
EH – Études sur l’Hindouisme
EME – Les états multiples de l’être
ER – Écrits pour Regnabit
ES – L’erreur spirite
FTCC – Formes traditionnelles et cycles cosmiques
GT – La grande Triade
HDV – L’homme et son devenir selon le Vêdânta
IGEDH – Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues
IRS – Initiation et réalisation spirituelle
M – Mélanges
MO – La métaphysique orientale
OO – Orient et Occident
RM – Le Roi du monde
RQST – Le règne de la quantité et les signes des temps
SB – Saint Bernard
SC – Le symbolisme de la croix
SSS – Symboles de la science sacrée
T – Le Théosophisme. Histoire d’une pseudo-religion
Extrait de Patrick Ringgenberg, Diversité et unité des religions chez René Guénon et Frithjof Schuon, Paris, L'Harmattan, 2009, p. 118-132.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire